les monuments morts *


               pourtant nous devons au lecteur un aveu :
               nous ne savons rien de leur impact

              

               leur édification associe étroitement les citoyens, les municipalités et l’État. La loi du 25 octobre 1919 sur la « commémoration et la glorification des morts pour la France au cours de la grande guerre » pose le principe d’une subvention de l’État aux communes »
               « en proportion de l’effort et des sacrifices qu’elles feront en vue de glorifier les héros morts pour la patrie »
               mais, et ce fait est capital pour la signification des monuments aux morts, le culte qui leur donne naissance précède leur érection
               il naît, ici ou là, avant même l’armistice, avec des manifestations aux morts de la guerre organisées par des mutilés et réformés : elles ont pour date le 1er ou le 2 novembre – la fête des morts – et pour lieu le cimetière, où elles continueront à se dérouler jusqu’à l’érection du monument, et parfois même au-delà
               il n’y a donc pas d’obligation légale de construire un monument, mais seulement une reconnaissance officielle

              

               une fois le monument solidement planté en terre, avec ses palmes, ses faisceaux et ses moulures, les vivants n’ont plus de question à poser aux morts
               il était d’ailleurs superflu de penser aux morts : désormais, le monument était là pour ça. C’était son rôle, au monument. La pierre n’oublierait pas
               élément du paysage, ces monuments posent en réalité la question plus vaste du rapport plus ou moins attentif, ou au contraire indifférent, qu’entretiennent les hommes avec le paysage dans lequel ils vivent
               bonne vieille race obstinée des hommes : toujours prête à tout recommencer, à remettre ça. Se raser, cirer ses souliers, payer ses impôts, faire sont lit, faire la vaisselle, faire la guerre. Et c’est toujours à refaire. Ça repousse toujours, la faim, les poils, la crasse, la guerre. Et des monuments poussent sur les places, des noms poussent sur les monuments. Il en repousse toujours, des noms. On trouve toujours de la pierre pour graver des noms dessus et toujours des noms à graver dans la pierre…
               Oskar Negt et Alexander Kluge se demandaient, au début des années 1970, s’il ne fallait pas bâtir chaque fois deux exemplaires de chaque monument. Le premier pour fixer un état historique malgré toutes les erreurs, approximations ou errances des acquis de l’histoire, le second destiné à être déformé, transformé et corrigé par la suite, portant en permanence la trace de l’attitude des nouvelles générations à son égard
               […]

             

              

              
          
Serge Barcellini, Annette Wieviorka, Passant, souviens-toi ! – Les lieux du souvenir de la seconde guerre mondiale en France, éditions Plon, 1995.
Annette Becker, Les monuments aux morts, mémoire de la grande guerre, éditions Errance, non daté.
Georges Hyvernaud, Wagon à vaches, éditions Le Dilettante, 1997.
Antoine Prost, “Les monuments aux morts”, in Les lieux de mémoire, sous la direction de Pierre Nora, tome I. La République, éditions Gallimard, 1984.
Régine Robin, Berlin chantiers – Essai sur les passés fragiles, éditions Stock, 2001.